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Handicaps
Le handicap, qu’il soit physique, psychique ou mental, est un phénomène courant. En Suisse, plus de 10% de la population en âge de travailler souffre d’un handicap dû à une infirmité congénitale, à un accident ou à une maladie. La définition du handicap et la façon de l’aborder ont fondamentalement changé au fil du temps. Dans l’histoire de l’État social suisse, les personnes avec handicaps ont longtemps évolué dans l’ombre d’autres groupes de risque. L’assurance-invalidité fédérale n’a vu le jour qu’en 1960.
Dans la société prémoderne, les infirmités physiques ou mentales sont très répandues. Les soins médicaux sont rudimentaires, et un accident ou une maladie, même banals, laissent des traces permanentes et visibles. Les personnes avec handicaps sont vues comme un problème surtout lorsqu’elles sont pauvres et ont besoin d’aide. Les autorités permettent à ces pauvres de mendier ou les placent dans des hospices ou des familles d’accueil. Le XIXe siècle marque l’apparition des premiers établissements pour personnes avec handicaps mentaux, aveugles ou sourds-muets. Le handicap commence alors à être considéré sous un angle médical ou pédagogique. L’idée de réadaptation fait son chemin grâce aux progrès de la médecine, par exemple avec la lutte contre le goitre ou l’émergence de nouvelles disciplines comme l’orthopédie ou la pédagogie curative. Le droit des enfants avec handicaps à l’éducation naît avec l’inscription de la scolarité obligatoire dans la Constitution fédérale en 1874. Des classes d’appui sont créées pour eux, afin de décharger l’école obligatoire.
Une prévoyance lacunaire
La première assurance sociale à s’occuper du risque d’invalidité est l’assurance-accidents. Au XIXe siècle, le nombre de salariés, hommes et femmes, augmente. Une personne qui ne peut plus travailler risque souvent de perdre aussitôt les moyens de subvenir à ses besoins. Par ailleurs, le travail en usine amène de nouveaux risques d’accident. Sous l’influence de réformateurs bourgeois et du mouvement ouvrier, les premières lois sur les fabriques améliorent la sécurité au travail, mais la responsabilité civile des employeurs reste limitée. Même après l’adoption de la loi fédérale sur le travail en fabrique de 1877, les ouvriers et les ouvrières qui ont subi un accident doivent déposer une plainte au tribunal pour obtenir une indemnité. Cette réalité explique la création de différentes caisses de secours facultatives qui assurent les salariés contre les conséquences d’accidents. Ces caisses couvrent non seulement les conséquences passagères d’accidents, mais aussi les séquelles permanentes, ce que l’on va nommer l’invalidité. Les ouvriers affiliés touchent généralement une rente ou une indemnité s’ils sont infirmes à la suite d’un accident.
Cette double protection contre les conséquences passagères ou permanentes des accidents se retrouve dans l’assurance-accidents étatique instaurée en 1918. Conformément à la loi sur l’assurance en cas de maladie et d’accidents (LAMA), la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents (CNA/Suva) couvre non seulement les frais de traitement et de réadaptation, mais aussi la perte de gain. En cas d’incapacité de travail permanente, totale ou partielle, les personnes assurées perçoivent une rente d’invalidité. L’assurance couvre les conséquences des accidents et parfois des maladies professionnelles reconnues, comme les intoxications dans l’industrie chimique. Le montant de la rente est fixé en fonction de la perte de gain. Grâce à l’assurance militaire, les soldats disposent depuis 1902 d’une protection contre le risque d’invalidité, financée par l’impôt. Les caisses de pension commencent à allouer des rentes d’invalidité, d’abord dans le secteur public, puis dans le privé.
La portée de ces assurances reste cependant limitée. Seule une partie des personnes employées – surtout dans l’industrie – sont assurés auprès de la CNA/Suva. Le secteur des services, l’agriculture et les indépendants ne sont pas soumis au régime obligatoire. L’adhésion à une caisse de pension dépend de l’employeur et la conclusion d’une assurance vie est entièrement facultative. En 1941, moins d’une personne salariée sur six est assurée contre le risque d’invalidité auprès d’une caisse de pension. En outre, toutes les solutions d’assurance s’adressent exclusivement aux personnes salariées. Dans l’optique des assureurs, l’invalidité est en effet synonyme d’incapacité de travail; une infirmité qui n’entraîne pas de perte de gain n’est pas prise en compte. Par conséquent, les personnes sans activité lucrative, en particulier les femmes au foyer ou de nombreuses personnes souffrant d’une infirmité congénitale, n’ont pas droit aux prestations. Le mouvement ouvrier et une frange du parti radical avaient revendiqué, avant la Première Guerre mondiale, la création d’une assurance-invalidité (AI) pour l’ensemble de la population. Mais jusqu’en 1919, seul le canton de Glaris connaît pareille assurance. L’AI ne devient une préoccupation qu’après la guerre, dans un climat propice au développement de l’État social. Durant cette période, d’autres pays, comme la France, mettent en place des assurances pour les nombreuses victimes de la guerre. En Suisse, il est prévu au départ d’instaurer l’AI en même temps que l’assurance-vieillesse et survivants (AVS). Mais l’article constitutionnel adopté en 1925 accorde la priorité à l’AVS. Lorsque la première loi sur l’AVS est rejetée en 1931, les autorités repoussent à plus tard la réalisation de l’AI.
De nombreuses personnes invalides restent ainsi dépendantes de l’assistance aux pauvres. Dans l’entre-deux-guerres, ce sont surtout les associations professionnelles d’aide aux persones avec handicaps et les représentants de la pédagogie curative qui s’occupent de politique d’invalidité à l’échelon national. En 1920, des représentants d’écoles spéciales et de sociétés pour aveugles et malentendants fondent l’Association suisse en faveur des anormaux, connue dès 1935 sous le nom de Pro Infirmis. À l’instar de la situation qui prévaut dans l’assurance-maladie et dans l’assurance-chômage, une coopération étroite s’installe entre acteurs publics et privés. Dès 1923, la Confédération verse des subventions à Pro Infirmis, qui les utilise avant tout pour améliorer les conditions dans les établissements pour invalides. Jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale, Pro Infirmis défend en outre une politique prophylactique reposant entre autres sur des mesures eugéniques. À l’époque, les psychiatres et les pédagogues considèrent en effet que les femmes avec handicaps mental, mais aussi les personnes malentendantes et les aveugles, ne doivent pas procréer pour ne pas transmettre leur infirmité à la génération suivante. Les mesures de régulation des naissances, comme la stérilisation ou l’interdiction de mariage, sont considérées comme des méthodes appropriées pour limiter les frais sociaux des communes et des cantons. Mais en 2005, la Confédération met en vigueur une loi sur la stérilisation. Une stérilisation ne peut dès lors plus être effectuée sur des personnes durablement incapables de discernement que dans des cas exceptionnels et à des conditions strictes.
Assurance-invalidité: la réadaptation prime la rente
Après l’instauration de l’AVS en 1948, l’AI revient à l’agenda politique. Sa réalisation devient plus urgente, notamment parce que cette forme d’assurance est alors en plein développement au niveau international. Selon des estimations, 39 000 personnes souffrent en 1950 d’une infirmité physique ou sensorielle et au moins 18 000 d’un handicap mental. Parmi les personnes atteintes d’une infirmité physique, deux tiers sont entièrement ou partiellement incapables de travailler. Seule une faible partie d’entre elles obtient une rente, beaucoup d’autres dépendent de l’assistance sociale financée par les communes. C’est pourquoi ces dernières s’engagent pour une mise en œuvre rapide de l’AI. Après la création de plusieurs assurances cantonales et sous la pression de deux initiatives populaires (1954/55), le Conseil fédéral intensifie les travaux préparatoires. En 1959, le Parlement adopte la loi sur l’assurance-invalidité, qui déploie ses effets dès l’année suivante.
L’AI reprend le système de cotisations et de rentes de l’AVS. Conçue comme une assurance pour tous et pour toutes, elle couvre aussi les infirmités mentales et congénitales. En comparaison internationale, la création d’une assurance-invalidité universelle est une particularité suisse. Dans de nombreux autres pays européens, le risque d’invalidité est couvert par plusieurs assurances sociales. En Allemagne, par exemple, la couverture du risque d’invalidité est répartie entre l’assurance-vieillesse, l’assurance-accidents et l’assurance-chômage. La raison en est que l’assurance de rentes (Rentenversicherung) ne sert pas uniquement à assurer la prévoyance vieillesse, mais aussi à couvrir le risque d’une diminution de la capacité de gain. En Italie également, l’assurance-vieillesse, l’assurance-accidents et l’aide sociale publique subviennent aux besoins des personnes qui présentent une infirmité physique, mentale ou psychique. Aux Pays-Bas, jusque dans les années 1990, les personnes en situation de handicap ne sont assurées que dans le cadre du régime autonome d’assurance professionnelle des salariés.
En Suisse, les prestations de l’AI comprennent des mesures de réadaptation médicale et professionnelle, la remise de moyens auxiliaires, ainsi que des indemnités journalières, des rentes et des contributions à des institutions et à des écoles spécialisées. Les rentes sont échelonnées en fonction du taux d’invalidité. L’AI part du principe que « la réadaptation prime la rente », l’objectif étant, dans la mesure du possible, de réinsérer les personnes avec handicaps sur le marché du travail. Avec l’assurance militaire, l’AI est la seule assurance sociale qui prévoit des mesures de réinsertion professionnelle (les prestations de la Suva se limitent alors à la réadaptation médicale). L’AI collabore étroitement avec des ateliers protégés et avec les services d’orientation professionnelle. En mettant l’accent sur la réinsertion, les autorités comptent non seulement faire des économies, mais encore favoriser l’autonomie et l’activité professionnelle des personnes en situation de handicap. L’exercice d’une activité lucrative régulière revêt aussi une grande importance symbolique, surtout pour les hommes. Avoir un emploi est synonyme d’accomplissement personnel, de reconnaissance sociale et d’insertion dans des réseaux de connaissances.
L’économie privée participe aux efforts de réinsertion professionnelle sur une base facultative. Dans des pays comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui comptent un grand nombre de mutilés de guerre, l’État oblige certaines entreprises à employer des personnes avec handicaps. En Suisse, de telles mesures obligatoires n’ont aucune chance d’aboutir sur le plan politique. D’ailleurs, dans les années 1950 et 1960, le modèle d’intégration facultative ne pose aucun problème. Face à la pénurie de main-d’œuvre dans cette période de haute conjoncture, les personnes avec un (léger) handicap sont des employés convoités.
Les prestations modestes prévues par l’AI sont progressivement étendues. Les bénéficiaires de rentes AI profitent, d’une part, de l’instauration des prestations complémentaires en 1966 et, d’autre part, de l’augmentation du niveau des rentes AVS et de l’indexation des rentes. De nombreux salariés et salariées obtiennent une meilleure protection grâce à l’extension de l’assurance-accidents (1984) et de la prévoyance professionnelle (1985). Pour ces personnes, l’AI fait office d’assurance de base dont les prestations peuvent être réduites en cas de surassurance, par analogie avec l’AVS. En outre, plusieurs révisions de l’AI apportent une extension ciblée des prestations. Les mesures de réadaptation sont développées, les contributions aux moyens auxiliaires et aux écoles spécialisées sont majorées (1967), le système d’allocations pour impotent est remanié (2003) et un budget d’assistance pour les personnes en situation de handicap est introduit (2006/2012).
Après avoir traversé sans grandes difficultés la récession des années 1970, l’AI se retrouve dans une crise financière dans les années 1990. Dans un contexte de hausse du chômage et d’absence de nouvelles augmentations des cotisations, le nombre de nouvelles rentes et le déficit progressent fortement. Le débat sur les abus dans l’assurance-invalidité occupe la scène politique. Ce sont principalement les bénéficiaires de rente pour invalidité psychique qui sont visés. L’AI se voit reprocher d’encourager les abus et de produire des effets pervers. Pour répondre à ces critiques, le Conseil fédéral et la majorité bourgeoise au Parlement élaborent plusieurs plans d’économie (1999, 2003, 2006), dont certains échouent devant le peuple. Parallèlement, de nouvelles sources de financement sont exploitées : augmentation des cotisations salariales (1995), transferts de capitaux provenant du régime des allocations pour perte de gain (en 1995 et 2003) et augmentation de la TVA limitée dans le temps (2009). La 5e révision de l’AI de 2006 réduit les prestations et renforce le principe selon lequel « la réadaptation prime la rente » en reprenant l’idée directrice d’activation, déjà inscrite dans l’assurance-chômage. Des mesures de détection et d’intervention précoces ainsi que l’amélioration de la collaboration interinstitutionnelle doivent éviter que des personnes atteintes dans leur santé ne soient exclues du monde du travail et ne deviennent bénéficiaires de rentes. De plus, la politique d’activation repose sur l’idée qu’il faut demander une contrepartie aux bénéficiaires de l’AI, par exemple les obliger à participer à des mesures de réadaptation professionnelle. Outre la réadaptation, l’objectif est aussi de réduire l’effectif des rentes, raison pour laquelle la révision de loi s’accompagne d’un durcissement de la pratique d’octroi des rentes.
Traditionnellement, la mission des assurances sociales est de compenser les retombées économiques des atteintes à la santé. Dès leur origine, l’objectif essentiel des assurances sociales consiste à compenser, de manière partielle, la perte de gain. De ce fait, les personnes sans activité lucrative – surtout des femmes, mais aussi des hommes – ne bénéficient pas de prestations ou alors uniquement de prestations modestes. De nombreuses personnes en situation de handicap restent ainsi invisibles pour les assurances sociales. La loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand), entrée en vigueur en 2004, représente un changement de conception. Elle a pour objectif de lever les obstacles que rencontrent les personnes en situation de handicap, qu’il s’agisse d’inégalités économiques, de préjugés ou de difficultés d’accès à une construction pour des raisons d’architecture. Son but est d’obliger la société à traiter les personnes avec handicaps sur un pied d’égalité. La Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée par la Suisse en 2014, va dans le même sens. S’appuyant sur la Convention de l'ONU relative aux droits des personnes avec handicaps, elle vise à garantir aux personnes avec handicaps les mêmes droits qu’aux autres. Elle ne contient toutefois aucun droit individuel exécutoire et sa mise en œuvre incombe aux États contractants. En adhérant à la convention, le Conseil fédéral et le Parlement ont réaffirmé leur engagement à promouvoir activement l’égalité et l’intégration des personnes en situation de handicap et à lutter contre les discriminations.
Alors qu’en mettant en avant l’idée d’activation, l’AI en appelle principalement à la responsabilité individuelle des personnes en situation de handicap, la loi sur l’égalité pour les handicapés et la convention de l’ONU mettent plutôt l’accent sur l’adaptation aux besoins de ces personnes. Elles entendent en finir avec une conception du handicap qui insiste sur les déficits et poursuivent l’objectif d’une autonomie et d’une inclusion des personnes en situation de handicap.
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(06/2019)